Il est intéressant de constater que les réflexions sur l’avenir de l’école sont quasiment toujours fondées sur le passé.
L’exploitation systématique d’un âge d’or de l’école qui n’a jamais existé a fortement conditionné l’opinion publique. La nostalgie est une arme facile pour renforcer les conservatismes. C’est vrai que l’on ne peut progresser qu’à partir de ce que l’on est ou de ce que l’on croit avoir été. C’est vrai que l’on ne peut guère se développer en coupant ses racines.
Le fait est que les évolutions du système éducatif, et même elles que l’on a appelées « réformes », souvent abusivement, ont
toujours été, des aménagements de l’existant, des corrections aux marges. On a modifié, complété, paraphrasé, rénové, dépoussiéré, colorisé. On a ajouté des contenus, sans en enlever.
On a créé des dispositifs qui se sont superposés à d’autres avant d’être supprimés. Pour résoudre les problèmes, on a multiplié injonctions et incantations, on a réitéré chaque année depuis plus de 30 ans les mêmes recommandations en sachant qu’elles n’avaient pas été appliquées. On a déploré et on a parlé. Mais, fondamentalement, on n’a rien changé.
Toujours les mêmes disciplines, choisies pour l’éternité, cloisonnées, avec des programmes toujours trop lourds, toujours impossibles à
« finir », toujours fondés sur des logiques de progression apparemment logiques, toujours déconnectés des finalités du système.
Toujours les préalables et les prérequis.
oujours ce parcours d’un simple abstrait qui n’existe pas et qui empêche de comprendre, à un complexe réel que l’on peut toucher du doigt
et avoir à l’œil.
Toujours le principe sacré, « une heure, une salle, un enseignant, une discipline ou une sous-discipline, un groupe d’élèves ».
Toujours la notion de cours et donc de faire cours qui signifie bien que le maître est au centre et en face.
Toujours des groupes d’élèves considérés a priori comme étant homogènes et permettant de faire une préparation unique pour un élève moyen
hypothétique, avec un ajustement possible après le noyau dur du cours collectif et après la réitération des explications magistrales qui
s’adressent aussi bien à ceux qui ont compris qu’à ceux qui sont « largués » dès les premières minutes.
Toujours des devoirs qui laissent penser que le hors école peut faire ce que l’école n’a pas su faire ou que l’exercice d’application renforcé
permet de comprendre la notion qui n’a pas été comprise et construite…
Malgré les expérimentations, malgré les initiatives des enseignants progressistes, malgré les propositions des mouvements
pédagogiques, malgré les potentialités accrues des élèves et des enseignants, le système a fait preuve d’une terrible stabilité.
Le pire est qu’à chaque fois qu’une innovation semblait avoir échoué et était condamnée, même en sachant qu’elle n’avait pas changé
fondamentalement les choses, la réaction du pouvoir a été de revenir au passé. L’exemple de l’abandon des activités d’éveil pour revenir au
cloisonnement disciplinaire est frappant. L’exemple récent du rejet des programmes de 2002 pour revenir, en 2008, à ceux de 1923 est encore plus
frappant car, au-delà de l’effet d’une pression de castes disciplinaires, il porte la marque d’une idéologie et d’une conception
libérale de l’Homme.
Dans ce contexte, l’apparition de technologies perturbantes nepouvait qu’être absorbée pour ne rien changer fondamentalement ou pour éviter des remises en cause douloureuses.
La numérisation, avec l’accroissement exponentiel des savoirs et de leur diffusion, avec toutes les possibilités qu’elle offre en terme de
mémoire, de ressources, d’interactivité, n’a rien à voir avec le stylo bille remplaçant le porte plume, avec la radio ou la télévision.
Avec elle, nous sommes entrés dans un autre monde… sans pour autant mesurer les enjeux, les chances et les perspectives possibles. Il
fallait donc neutraliser ou absorber l’outil en le marginalisant pour qu’il ne parvienne pas à toucher au cœur du métier.
On a donc massivement investi d’abord dans l’administration ou la gestion, dans les formalités : comptabilité, communication interne,
livrets scolaires, carnets, communication avec les parents, etc. On a investi ensuite dans les exercices et dans les évaluations avec une
évidente technicisation des procédures.
Si l’on tente de s’approcher de l’acte d’enseigner et de celui d’apprendre, on observe que la technologie est exploitée pour illustrer
le cours, pas pour le changer… Et il est vrai que les possibilités documentaires ou les possibilités de visualisation de figures, notamment
en trois dimensions, ou de déplacements dans des espaces sont immenses
et séduisantes.
On doit pourtant se poser la question : est-ce que cela change l’apprentissage, l’apprendre ?
Rien n’est moins sûr. Et les élèves qui maîtrisent ces outils souvent mieux que nous sans avoir eu de formation spécifique scolaire sont
ailleurs. Ils s’ennuient à l’école. Ils se passionnent pour des champs de connaissance qui ne sont pas pris en compte par les programmes
scolaires figés, ils s’expriment, communiquent, créent et multiplient des réseaux, se précipitent sur leurs claviers dès la sortie de
l’établissement et y restent si longtemps que l’heure des devoirs obligatoires est toujours repoussée et les devoirs, souvent contestés,
sont bâclés. Ils savent parfaitement d’ailleurs que cela n’a guère d’importance.
Comment se sortir de ce cercle vicieux qui permet à des pratiques obsolètes de se pérenniser ? Comment faire comprendre que ce cercle
conservateur est mortifère ?
Il y a au moins deux voies à emprunter avec détermination : celle de la pédagogie et celle de la prospective.
Des voies qui exigent un haut niveau de formation professionnelle, une formation qui intègre, pour tous les enseignants de la maternelle au
lycée, les sciences cognitives contemporaines qui s’intéressent au cerveau et à la connaissance pour agir sur l’apprentissage.
La pédagogie qui ne s’oppose pas aux savoirs et encore moins aux stratégies, aux méthodes, aux procédures, à la métacognition. Avec de la
psychologie, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire de l’école et des savoirs, de la philosophie
La prospective qui permet de se détacher de la glaise du passé sans l’ignorer pour concevoir des systèmes non pas en regardant dans le
rétroviseur, mais en regardant le futur qui se construit, en concevant des projets éducatifs non pas à partir des vieux systèmes mais à partir
d’une vision, d’une réflexion sur ce que sera l’honnête homme du 21ème siècle ou sur ce que l’on voudrait qu’il devienne. Les questions éthiques et politiques ne pourront pas être évitées.
On ne peut pas construire l’avenir sans essayer de l’imaginer et d’en débattre. Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.